We are the real cyborgs — Political Fatties
Concepts

Présent bizarre, futurs queers

Mis à jour le 21 janvier 2023
 par Annabel
VUCA, BANI… Comment caractériser l'époque que nous vivons ? Et si elle était tout simplement… bizarre ? Une perspective queer ne serait-elle pas alors la plus féconde pour penser ce qui est à venir ?

Depuis la fin des années 80, le monde est VUCA, Volatile (volatil), Uncertain (incertain), Complex (complexe), Ambiguous (ambigu). Il est devenu BANI en 2020 sous la plume de l’anthropologue et futuriste Jamais Cascio, Brittle (friable, fragile), Anxious (anxieux), Non-linear (non-linéaire), Incomprehensible (incompréhensible). Une autre façon de dire que les grands récits perdant de leur influence nous sommes entré.es dans un monde dont il est de plus en plus difficile de faire sens, tant au niveau individuel que collectif. Un monde post-normal.

À l’heure où les virus, biologiques, informatiques sont omniprésents dans les discours, la sphère médiatique et les esprits, la crise de sens contamine progressivement ce qui fonde notre être au monde : notre relation au réel. Le réel se dérobe sous nos pieds, nous échappe, marqué par des événements imprévisibles (ou que nous refusons à envisager). Il nous devient bel et bien incompréhensible, tant il est étranger à nos modèles mentaux et cosmovisions.

Et s’il était tout simplement bizarre ?

Bizarre, adj.

A.— [En parlant d’une pers., de son caractère, de son comportement…] Qui est difficile à comprendre en raison de son étrangeté.

B.— [En parlant d’une chose concr. ou abstr.] Qui s’écarte de l’ordre habituel des choses.

ÉTYMOL. ET HIST. — 1. Subst. av. 1544 bigearre « extravagance, singularité »; 2. adj. av. 1544 bigarre « extravagant, singulier » ; 1555 bizerre ; 1572 bizarre. Empr. à l’italien bizzarro « coléreux » (dep. 1300-1313), puis « extravagant » (début xvies.)…

Trésor de la Langue Française, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

Qu’apporterait à notre compréhension du présent et à notre capacité à nous projeter dans le futur de considérer l’époque que nous vivons, l’environnement dans lequel nous évoluons comme bizarres, difficiles à comprendre en raison de leur étrangeté ? BANI, VUCA… ne sont-il pas des cadres de pensée destinés à nous rassurer, à rendre familier l’étrange ? Ne tentons nous pas, vainement, avec ces catégories de poser un cadre rationnel sur ce qui est confus, insaisissable, chaotique ?

Le fait de reconnaître et d’accepter le caractère foncièrement bizarre du présent ne nous ouvrirait t’il pas des voies fécondes pour penser l’avenir ? Ne peut-on pas après tout voir le bizarre comme le co-produit de la complexité ? Une caractéristique des systèmes complexes est qu’ils ont des propriétés émergentes par essence imprévisibles — car déjouant la causalité linéaire — autrement dit, à nouveau, bizarres. Ils échappent aux cadres de références déterministes — trop rigides et le plus souvent inquestionnés. Si nous reconnaissons la nature complexe et indéterminée du présent, ne nous faut-il pas alors admettre et embrasser sa bizarrerie ? Admettre que le problème essentiel auquel nous sommes confronté.es aujourd’hui est l’étroitesse et la rigidité de nos cadres de référence, de nos cosmovisions (worldview, weltanschauung), notre incapacité à les dépasser.

Les appels à inventer de nouveaux récits ne disent pas autre chose. Mais alors il faut prendre au sérieux l’impératif de rénovation, le prendre réellement en charge. Accepter de questionner au-delà du contenu (qui doit évidemment l’être), la nature du récit, ses architectures invisibles, la langue dans laquelle il s’écrit, les arches qui le portent. Abandonner l’héroïsme et les motifs récurrents du storytelling. Pour leur préférer pourquoi pas la fiction-panier. Pour a minima les confronter à d’autres façon de mettre en histoires le monde, à d’autres cosmovisions.

Cela commencerait alors par s’exposer méthodiquement à des façons radicalement étrangères d’envisager le monde (voir aussi l’enstrangement). De celles qui nous bousculent, nous dérangent, nous choquent. Et que l’on peut trouver dans les marges et dans les replis de la modernité triomphante. Du côté des avant-gardes artistiques, du côté de toutes celles et ceux exclu.es de l’Humain universel qui se dessine sous les traits de l’homme blanc, cis, hétérosexuel à partir de la renaissance dans le monde occidental.

Pour Zane Cerpina et Stahl Stensie, le caractère radicalement imprévisible de l’avenir dans l’Anthropocène nous invite à un détour par le liminal, ce qui se situe à la périphérie de notre champ de la conscience, qui trouve un terrain d’expression privilégié dans les arts. La création artistique est ici envisagée comme le terrain où l’imaginaire trouve matière à s’exprimer de façon beaucoup plus libre, affranchie du poids du passé, du présent et des cadres qui définissent ce qui est imaginable et ce qui ne l’est pas. Où il est plus aisé de percevoir ce qui sinon est inimaginable ou que nous refusons d’imaginer.

Given the slippery task of guessing concrete futures, art is the field of choice to prepare us for the unpredictable.[…]

The Anthropocene will hit humanity hard and in ways we cannot always foresee. What we do know is that these unforeseeable events will be of a black swan nature—unpredictable, improbable situations that impact the course of our lives. On the compelling side, black swan events always challenge us on the spot to think outside the box and come up with viable solutions to sudden existential obstacles.

This itself is a good reason to investigate our futures through art. Artistic thinking is put at the center of this book as—to quote Giorgio de Chirico—the object of art “is to create previously unknown sensations; to strip art of everything routine and accepted.”  Deep familiarity and affinity with the unknown might be the best preparation for strange and uncertain futures.

Zane Cerpina, Stahl Stensie, The Anthropocene Cookbook, MIT Press, 2022

Bizarre est aussi l’une des traductions françaises de queer. Adjectif, nom, péjoratif devenu revendicatif et mélioratif, terme aux multiples significations et usages, désignant tout aussi bien l’orientation sexuelle, que l’identité de genre ou encore des phénomènes culturels, manifestations — sociales, politiques, artistiques… — d’êtres à soi et au monde qui existent en dehors, en-deça et au-delà des catégories normatives. Dans ces mêmes marges, sources inépuisables du changement, que scrutent les diseur.ses de futurs.

Queer que l’on peut aussi lire et employer comme un verbe et qui devient alors état d’esprit questionnant le statu quo, interrogeant ce que l’on interroge généralement pas, explorant les limites, les biais… l’impensé, pour décider de ce à quoi on renonce ou ce que l’on fait sien.ne, dont on se nourrit. Ce que l’on déjoue / avec quoi on joue pour créer le futur et reconfigurer nos relations à nos corps et milieux de vie. Ce sont des pratiques pour dépasser une lecture du réel en termes d’oppositions binaires (vision statique) et l’envisager comme un champ de forces « en tension », de relations en constante co-évolution (vision dynamique). Un état d’esprit et des pratiques précieux.ses pour un présent bizarre..

To queer something, whether it’s a text, a story, or an identity, is to take a look at its foundations and question them. We can explore its limits, its biases, and its boundaries. We can look for places where there’s elasticity or discover ways we can transform it into something new. To queer is to examine our assumptions and decide which of them we want to keep, change, discard, or play with. This becomes a practice in transcending the habit of settling for pre-defined categories and creating new ones. And even when we leave something unchanged, we have changed our relationship to it.

Charlie Glickman (2012)

En quoi le fait d’envisager les possibles depuis une perspective queer, une perspective liminale, depuis l’étrangeté, le bizarre, en nous et autour de nous, peut-il ouvrir de nouvelles voies pour imaginer des futurs alternatifs souhaitables ?

Pour Jason Tester, une approche queer des futurs possibles c’est

  • le questionnement systématique des systèmes et visions du monde prévalant.es
  • le rejet de tout mode de pensée manichéen ou binaire
  • l’attention portée aux intersectionnalités
  • le plaisir et la joie de vivre comme boussole
  • la débrouillardise et la capacité à trouver les moyens de subsister et prospérer en milieu hostile

Et si penser le futur à partir du bizarre, du queer était très exactement ce qu’il nous faut dans un monde qui nous appelle à une réinvention complète de nos modes d’existence ?

Quels liens faire (ou non) dans une visée intersectionnelle avec l’invitation au devenir alien des xénoféministes ? Avec l’émergence de visions afrofuturistes de l’avenir ? Ou avec la réhabilitation des cosmovisions des peuples premiers comme un remède aux maux de l’Anthropocène ?

À suivre

POUR SUIVRE

Designing for the Sixth Extinction

GhostFood

New Earth – Meal Ready to Eat

Housewives making drugs

Queer Technologies

Metamorphism

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