Jean d'Amérique — J'ai réussi ma vie
Lectures

Jean d’Amérique — J’ai réussi ma vie

Mis à jour le 4 février 2023
 par Annabel
J'habite un corps criblé de blessures sociales. Je ne peux pas écrire en dehors de ce corps, en faisant de la littérature à côté de lui. Il faut que j'écrive à l'intérieur de cette chair qui m'héberge, il faut que mes mots jaillissent de son sang…

Jean d’Amérique a 12 ans lorsque sa mère succombe à un accident. Revenant sur cet épisode tragique, le poète haitien de 28 ans raconte ce que cet événement s’est révélé avoir eu d’initiatique. Refusant fatalisme biblique et consolations hypocrites, il se lance alors sur un chemin d’émancipation nourri par la découverte décisive du rap et de la littérature. Ces inspirations artistiques sur fond de violence et de pauvreté fécondent une pulsion créative incandescente dans la révolte.

… Après ce drame qui m’a blessé au plus profond de ma chair et de mon cœur, au lieu de trouver des bras où me réconforter, les mots que j’entendais dans mon entourage me trouaient l’âme encore plus terriblement. Autour de moi, j’entendais les gens dire que ma mère avait trouvé sa mort dans sa désobéissance à un certain dieu. Comme quoi leur dieu l’avait punie parce qu’elle avait fait son voyage ce jour-là, ne répondant pas à cette cérémonie, je ne sais de quelle importance cruciale, où elle était attendue. Bref. On a accusé ma mère du fait de mourir un jour où elle devait rendre service à l’église et au dieu chrétien…

Le plus dur c’était d’entendre les gens dire à propos de la mort de ma mère que « dieu a donné, dieu a repris que sa volonté soit faite ». Le plus dur à supporter c’était de l’avoir entendu le jour de ses funérailles. J’ai commencé ce jour-là à détester l’église et toutes les choses par lesquelles elle se traduisait à la maison : la Bible, ces écritures dites saintes, la façon de s’habiller, les nourritures interdites etc. Je ne voulais plus aller dans un temple où l’on ne devait pas être soi-même, il n’était plus question pour moi de mettre les pieds dans cet enclos de ciment bancal planté au milieu du village comme une plaie incurable et où l’on devait absolument adorer un dieu au nom duquel on avait « civilisé » mes ancêtres…

Un jour, je me souviens, à la maison, j’ai mis le poste sur une station qui diffusait du rap et je m’éclatais à fond. Mon grand frère, décidé à m’éloigner de cette musique ou de l’image qu’il en avait m’a violemment arraché l’appareil. Et puisque je protestais, il ne s’est pas retenu de me frapper. Cette anecdote suffit pour comprendre les enjeux. Au-delà de sa poésie nue et virulente qui m’avait touché, interpellé, le rap était un reflet politique puissant de ma condition sociale à l’époque, petit poussin sous l’aile trouée des cités désolées. Aujourd’hui, en y repensant, j’estime que ce fut un moment crucial de mon parcours. Je crois que cela m’avait profondément matque de voir sur le devant de la scène des jeunes qui me ressemblaient. J’étais un gamin issu d’une famille très modeste, j’habitais dans un quartier rongé par beaucoup de pauvreté et de violence, abandonné par l’État. En somme, j’appartenais à une marge oubliée du territoire social, d’où il m’était difficile de rêver d’être quelqu’un, d’être quelque chose aux yeux de la société. En voyant ces jeunes, des pairs du même cas social, qui étaient méprisés, qui n’avaient pas droit de cité, en les voyant s’emparer d’une forme artistique déjà discriminée pour réussir à l’imposer au pays et avoir désormais une voix qui compte, j’ai l’impression d’avoir vécu une révélation politique très forte et qui a, très tôt, nourri mon élan artistique. C’est porté par cette vague que je me suis mis à écrire…

L’acte d’écriture m’est ainsi venu par nécessité de dire, par l’urgence de cracher les blessures qui m’habitent. Quand on applique une lame dans la chair, on ne peut pas retenir le sang qui en émerge. C’est cette image précise qui me vient à chaque fois que je parle de l’acte d’écrire. J’écris à partir de ce que je vis, à partir de ce qui m’entoure. Ça ne sert à rien d’écrire si on n’est pas capable de sincérité, d’honnêteté avec nos joies et nos douleurs. Ça ne sert à rien d’écrire si on n’est pas prêt à puiser dans son sang. C’est là que tout commence, je crois. Et, vivant dans ce monde, je ne peux pas faire semblant, je ne peux pas voiler les réalités macabres qui environnent nos élans de vie. Il ne s’agit pas de ressasser le chaos, la violence, mais il faut les dire pour travailler à les effacer. Si l’horizon scintille à enflammer mon être, je laisserai son souffle entrer dans mon chant. Si le monde crève, je le dirai aussi. L’écriture est une transpiration. Je peine à voir le sens qu’aurait pu avoir mon écriture si elle ne tenait pas racine dans l’arbre-monstre du réel qui m’entoure…

Je crois que c’est en écrivant que j’ai réellement commencé à exister. Aujourd’hui, je le sais, je suis un citoyen qui écrit. J’ai une arme, parmi d’autres : la littérature. J’habite un corps qui baigne dans une société où il voit, entend et subit des violences, j’habite un corps criblé de blessures sociales. Je ne peux pas écrire en dehors de ce corps, en faisant de la littérature à côté de lui. Il faut que j’écrive à l’intérieur de cette chair qui m’héberge, il faut que mes mots jaillissent de son sang…

J’écris pour être témoin de mon époque, pour rendre à ma présence dans la société sa véritable importance. Oui. Dans la nuit vaste et opaque

Socialter, Bascules, Pour un tournant radical, Hiver 2022

Un texte qui me donne un peu mieux à comprendre, j’en ai le sentiment du moins, comment on peut vivre et percevoir le monde depuis une position d’opprimé.e autre que celle que j’occupe — au croisement d’une oppression coloniale, raciale, politique, sociale… là où celle qui pèse sur mes épaules est sexuelle, sociale, de genre — comment aussi on peut s’en émanciper — comment le rap a pu remplir cette fonction pour quantité de jeunes noir.es et habitant.es des ghettos urbains, aux Etats-Unis, à Haïti comme en France, à Marseille et ailleurs. Et comment du coup il est possible / Intéressant de l’envisager au-delà de son esthétique musicale seule — comment cela fonde une révolte et parfois, pour Jean d’Amérique au moins, une expression artistique. Comment aussi l’écriture — et plus largement une pratique créative qui vise l’expression individuelle — peut (doit ?) se relier au corps et à sa condition sociale. Et comment y compris dans des activités qui ne relèvent pas forcément de la pratique artistique, il est impossible — du moins illusoire — d’évacuer le corps dans ses dimensions biologique, symbolique et sociale.

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