Elle s’est assoupie quelques heures. Avant d’ouvrir les paupières, elle savoure le fourmillement qui parcourt sa main gauche. Le souvenir de la voix de Noémie émerge dans son cerveau empâté : “ça s’appelle le syndrome du membre fantôme, Jess”. D’un sourire, elle balaie l’envie de remuer ses doigts. Ça briserait le charme encore plus vite. Elle essaie de rester suspendue le plus longtemps possible entre la chaleur de ses rêves et l’air glacé de janvier. Là où tout est possible, où les fantômes existent. Là où elle a deux mains.
Elle a à peine fermé l’œil. Trop excitée. Ou angoissée, elle ne sait pas. C’est le grand jour. Dans quelques heures, elle contribuera à son premier Gaïki. Les fourmillements s’évanouissent, retour au réel. Elle finit par se lever, enfile des vêtements chauds et se glisse hors de la maison.
Il fait encore nuit. La rue l’enveloppe d’un halo bioluminescent sur son passage. Elle bâille en exhalant un nuage de vapeur dans son sillage. Elle veut voir la Membrane pendant que la place est encore déserte. S’imprégner de l’atmosphère. Elle s’arrête devant le vieux panneau en souriant. Comunagora. Le halo qui la suivait depuis la maison enfle, s’étend et illumine la place de la commune. À son cœur, entre les arbres, le foyer brille d’un éclat plus vif. La Membrane se réveille, elle aussi.
À la fin de l’automne, comme lors de chacune des quatre métamorphoses annuelles de la commune, tous les habitants avaient patienté pour découvrir la forme que prendrait la Membrane. Jessica, elle, avait trépigné d’impatience durant des semaines. Et puis la réponse était tombée. Ce serait la saison du mimosa. Intimidée, elle s’approche du centre de la place. L’air semble plus chaud autour de l’acacia géant. Elle tend la main vers lui et interrompt son geste dans un sursaut : une des branches ploie vers elle en lui tendant ses bourgeons.
Des grappes de citoyens affluent de toutes les directions vers la place, à présent illuminée par le soleil. Ambiance festive : on rit, on danse, le grabuge enfle à mesure que l’heure du Gaïki approche. Plusieurs personnes arborent des costumes bigarrés. D’autres paradent avec leur totem, animal ou végétal. Tous débattent de l’orientation que révélera bientôt la Membrane.
Venakri, la mairesse, grimpe sur l’acacia et, debout sur une branche, elle dresse ses bras en triangle au-dessus de son visage. Autour d’elle, quelques personnes se taisent et l’imitent. En quelques secondes, une vague de mains jointes et dressées vers le ciel parcourt la Comunagora et éteint tous les bruits sur son passage. Le cœur de Jessica se met à battre.
– Bienvenue au trentième-troisième Gaïki hivernal de la Comunagora, lance-t-elle d’une voix grave.
Un tonnerre d’applaudissements l’interrompt. Venakri sourit et laisse la liesse s’essouffler.
– Aujourd’hui, nous accueillons deux nouveaux citoyens dans notre communauté de travailleureuses. Jessica et Labané, venez me rejoindre !
Nouveau tonnerre d’applaudissements. Le visage cramoisi, Jessica fend la foule en direction de l’acacia. Labané semble détendu. Il l’embrasse chaleureusement, puis la mairesse reprend d’une voix forte :
– Jessica, Labané, au cours des vingt-cinq dernières années, vous avez grandi ensemble dans notre commune. Nous avons fait du mieux que nous pouvions pour prendre soin de vous et vous aider à devenir des citoyens épanouis. Au nom de notre petite cité, je suis fière de vous proposer de vous relier à la Membrane. En accomplissant ce geste, vous accepterez de contribuer à la vie et aux décisions de la commune, comme citoyens à part entière. Vous restez libres de rejoindre une autre commune, une autre Membrane, quand bon vous semblera.
– Reste avec nous, Jess ! crie une voix aiguë dans la foule. Quelques rires fusent. D’autres cris enthousiastes approuvent Noémie.
Jessica sourit. Pour rien au monde elle ne la quitterait.
– Vous connaissez le laïus, reprend Venakri. Vous êtes toujours partant tous les deux ?
– Oui, répondent-ils de concert, la voix grave de Labané noyant le son étranglé qui sort de la gorge de Jessica.
– Bien. Par curiosité, à quoi souhaiteriez-vous contribuer ?
– Je veux mettre mes mains dans la terre, clame Labané d’une voix forte. J’aimerais travailler dans les jardins suspendus.
– Pas une saison ne passe sans que la Membrane ne nous transmette les besoins des jardins, répond Venakri avec un clin d’œil. Ton souhait devrait être exaucé, mais reste ouvert, Elle est parfois surprenante dans les voies qu’elle nous propose. Et toi, Jess, comment voudrais-tu contribuer ?
– Je… je ne sais pas trop, bégaie-t-elle en retour.
Venakri pose une main sur son épaule, l’air confiant.
– Alors, pas la peine de te dire de rester ouverte, puisque tu l’es déjà, chuchote-t-elle. Puis, d’une voix forte, elle reprend : comme le veut la coutume, nos deux jeunes candidats vont se relier en premier, nous les rejoindrons ensuite. Jess, à toi l’honneur.
Jessica lève sa main tremblante vers l’acacia. Une ramée bourgeonnante croît dans sa direction. Jessica la touche du bout des doigts, et les bourgeons éclosent soudain en fleurs jaune vif. Une décharge d’euphorie envahit son cerveau, tout son corps se détend. Elle sent le sucre des pétales au bout de ses doigts, la pression de la terre sur le réseau de racines et la mycorhize de la Membrane qui court sous la cité, le vent qui souffle dans les champs de betteraves au pied de la ville. Elle sent l’excitation de Labané qui vient de se relier à la Membrane, puis la présence sereine de Venakri. Puis, en cascade, des dizaines, des centaines d’autres sensations affluent dans son cerveau, à mesure que la multitude se relie, elle aussi, à la Membrane qui déploie ses rameaux sur la place. Lumineuse, perméable, accueillante, Jessica éclot, elle aussi.
La Membrane diffuse ses molécules dans le réseau de corps et de neurones interconnectés. Elle annonce les récoltes à venir, les prélèvements de bois et de minéraux nécessaires, les zones à replanter, les personnes à soigner. Chaque personne se voit proposer des contributions à apporter à son habitat, des complices avec qui bâtir et apprendre. Des images se forment dans la conscience de Jessica : un visage bariolé de rides et des enfants qui courent dans la forêt. Une sensation de chaleur irradie son corps, et elle sourit.
Au printemps, Jessica enseignera le sylvart aux enfants de la commune.