Elle se dirigeait vers le jardin à oxygène, le cœur de chaque quartier, croissant vert de coins où jouer, de coins où s’asseoir, de coins où réfléchir. Elle gara son chariot à l’endroit habituel, enfila gants et tablier, et choisit une bonbonne. Elle enjamba une barrière de plex pour traverser une plate-bande en évitant toutes les plantes. L’herbe, il fallait bien marcher dessus, mais elle fit de son mieux pour n’abîmer ni les arbustes en fleur ni les grandes feuilles. Elle s’accroupit devant un buisson et retira le bouchon. L’odeur entêtante du compost lui monta aux narines ; une odeur si présente dans sa vie qu’elle s’étonnait de la sentir encore. De sa main gantée, elle le répandit autour des racines en poignées de riches nutriments. Elle aurait pu travailler à mains nues mais, comme lorsqu’elle tirait le chariot elle-même, c’était une question de respect. Le compost était trop précieux pour qu’elle le gâche en se lavant les mains. Elle brossait toujours soigneusement ses gants et son tablier avant de les replier, et elle secouait les bonbonnes pour qu’il n’y reste rien. Tout devait retourner là où l’on avait promis qu’il irait.
Elle vida chaque bonbonne tour à tour, en prenant grand soin des plantes qui recevaient le compost. Elle ne marchait jamais là où elle était déjà passée et ne se touchait pas la figure. Elle fichait un petit drapeau vert dans chaque plate-bande terminée, afin d’informer les passants que la zone venait d’être fertilisée. Le compost n’était en rien toxique, mais les gens n’avaient pas envie d’y plonger la main. Peu importait qu’il ne soit composé que d’azote, de carbone et de divers minéraux. Les gens se préoccupaient de ce qu’une chose avait été et non de ce qu’elle était. C’était pour cela que le compost public était réservé aux jardins à oxygène et aux champs de fibres, les seuls lieux publics de la Flotte qui utilisaient de la terre. On pouvait se servir de compost liquide en aéroponique, bien sûr, mais les fermes qui produisaient de la nourriture recevaient d’autres fertilisants qui contenaient déchets végétaux, carapaces d’insectes et farines de poisson. Certaines familles utilisaient leurs bonbonnes de compost personnelles dans leurs potagers ; d’autres trouvaient cela ignoble. Eyas comprenait les deux points de vue. Son métier n’encourageait pas le manichéisme.
Vers la fin de sa tâche, elle sentit le frémissement informe d’un regard posé sur elle. Elle se tourna et vit un petit garçon, cinq ans peut-être, qui la dévisageait. À côté de lui, un jeune homme, son père ou son oncle, accroupi à sa hauteur, lui chuchotait des explications. Eyas savait bien sûr de quoi il s’agissait.
« Bonjour », dit-elle avec un signe de la main.
L’homme lui rendit son salut. « Bonjour. » Il se tourna vers l’enfant. « Tu peux lui dire bonjour ? »
Il pouvait sans doute mais ne dit rien.
Eyas sourit. « Tu veux venir voir ? »
Il se dandina un instant avant d’opiner du menton. Eyas le fit approcher puis étala un peu de compost sur sa paume gantée. « Est-ce qu’on t’a dit ce que c’est ?
— Des gens, dit le garçon après s’être mordu les lèvres.
— Hum… Ce n’en sont plus. Ça s’appelle du compost. Avant, c’étaient des gens, oui, mais ça s’est transformé en autre chose. Tu vois, là, je le dépose sur les plantes, pour qu’elles poussent bien. » Elle lui fit la démonstration. « Les gens qui sont devenus du compost vont se mêler à ces plantes. Les plantes nous donnent de l’air pur pour respirer et de belles choses à regarder, ce qui nous permet de rester en bonne santé. Un jour, elles vont mourir et, elles aussi, seront compostées. Ainsi, même quand nous perdons les gens que nous aimons, ils ne nous quittent pas. » Elle plaça une main sur sa poitrine. « Nous sommes faits de nos ancêtres. Ce sont eux qui nous font vivre.
C’est fort, hein ? » dit l’homme accroupi près de l’enfant.
Celui-ci n’était pas convaincu. « Je peux voir dans le tube ? »
Eyas s’assura qu’il n’y avait pas de compost sur la paroi extérieure avant de le lui tendre. « Attention de ne rien renverser. »
Il saisit le cylindre à deux mains et prit un air sérieux. « On dirait de la terre.
— C’est de la terre. De la terre avec des superpouvoirs. »
Le garçon fit tourner le cylindre et regarda le compost rouler. « Il y a combien de gens là-dedans ? »
L’homme haussa un sourcil. D’un regard, Eyas le rassura. Ce n’était pas la réaction la plus bizarre qu’elle avait rencontrée, et de loin. « C’est une bonne question, mais je ne sais pas. Quand le compost est prêt, le… la matière qui le constitue est toute mélangée. »
L’enfant réfléchit puis lui rendit la bonbonne.
Eyas sortit un drapeau de la sacoche fixée à sa hanche. « Veux-tu le planter dans la terre ? C’est pour que les gens sachent que j’ai travaillé ici. »
Il le prit sans sourire. Eyas comprenait. C’était un sujet compliqué. « Où puis-je le mettre ?
— Où tu veux », dit Eyas en indiquant la plate-bande.
L’enfant, après un moment, choisit un buisson et ficha le bâton à côté. « Ça fait mal ?
— Quoi donc ? »
Il tira sur le bas de son T-shirt. « Quand on se transforme en terre.
— Oh, non, mon grand », dit l’homme. Il posa une main douce sur le dos de l’enfant et lui embrassa le sommet du crâne. « Non, ça ne fait pas mal du tout. »