— Quelqu’un voudrait-il raconter comment la ville était avant son rachat ?
Personne ne se lance. Derrière moi, d’une pression légère, ȷ’éteins l’écran souple que ȷ’ai accroché ce matin, comme ȷ’ai pu, entre deux arbres décharnés, au milieu de cette place Hakim-Bey bétonnée de part en part. Le smog noie les cités qui cernent le site, trop hautes rapportées à l’étroitesse de la place, laquelle en paraît surplombée et comme punie. Avec mes trois camarades (maths, santé et médias) nous avons découpé la place comme une tarte, en quatre parts. Au printemps, le public tourne d’heure en heure et suit au fil de la matinée les quatre cours. L’été, les gens s’assoient ou s’allongent, activent leur bague pour filmer ou transcripter le cours avec une application de reconnaissance vocale. Des travées monte alors ce gazouillis calme que ȷ’adore, fait de petites phrases glissées à la machine et de bisous parfois qui bruissent à la dérobée. L’hiver est différent, c’est la saison des durs au mal. Je regarde mon public : trente personnes à peu près, une bonne moitié d’ados. Une audience inespérée pour ce quartier, à cette époque. Ils sont tous restés debout, à dansailler d’une ȷambe sur l’autre, puisque ceux de devant n’ont pas voulu s’asseoir : les chaises pliantes sont en métal et il fait cinq degrés.
— Il est dommage que les anciens présents ici ne veuillent pas s’exprimer. Mais je vous comprends… Ça n’a rien d’évident. Alors, notre ville…? Comment s’est-elle construite ? D’où sort-elle ?
— De ton cul ! pouffe une ado, assez fort pour déclencher quelques rires, mais pas assez pour que je me sente obligée de répondre.
D’abord fais-ȷe mine de n’avoir rien entendu tandis que les adultes prennent à partie la ȷeune fille, qui proteste puis s’atermoie et in fine part en bougonnant, drainant dans son sillage deux acolytes atones.
— Vous ne souhaitez pas entendre ce que mon postérieur pourrait vous dire, jeune fille ? osè-je finalement, à la volée. Vous avez peut-être peur de l’odeur ? Parce que votre ville est née d’un charnier ! Des gaz, disons, d’une multinationale ! Elle est née le 7 décembre 2021 en écrasant sous deux cents tonnes de gravats les soixante-dix manifestants du collectif Reprendre. Et les vingt-deux familles qui vivaient encore dans la tour et qu’ils défendaient. Elle est née de la faillite d’une commune asphyxiée par les banques, dégradée triple C par les agences de notation internationales et obligée d’emprunter son budget à des taux de 18 % ; d’une commune déclarée en rupture de paiement en 2028, lâchée par l’État et mise en vente en 2030 sur le marché des villes libérées. Vous savez ce qu’est une ville libérée ?
— C’est une ville volée à ses habitants ! s’enhardit une vieille dame qui s’est mise en bordure du groupe, sans savoir si elle allait rester ou pas. Elle reste.
— Une ville dite « libérée » est une ville soustraite à la gestion publique et intégralement détenue et gérée par une entreprise privée. Son maire est nommé par les actionnaires, à la majorité simple des parts. En août 2030, la ville de vos parents, qui s’appelait Orange, a donc été rachetée par la multinationale du même nom, pour un prix dérisoire. Savez-vous pourquoi ?
— Parce qu’Orange, ils zont pas eu à racheter le nom de la ville ! Le nom, c’est ça qui coûte le plus cher, Madame !
— Oui. Le tribunal de commerce a jugé que la notoriété de la marque Orange – la marque de télécommunications, je précise – préemptait la marque de la ville, moins connue du grand public. Je vous rappelle que Paris, rachetée par LVMH, ou Cannes, rachetée par la Warner, ont vendu leur nom à des prix astronomiques. Ce ne fut pas le cas chez nous.