Au Belt and Braces, c’était le dimanche qu’il y avait le plus de monde, et la concurrence était rude pour les meilleurs postes. La première personne à franchir la porte allumait avant de vérifier les infographies. Elles étaient si faciles à lire que n’importe qui aurait pu les comprendre, même un novice. Mais Limpopo n’était pas une novice. Elle avait bien plus de soumissions validées dans le micrologiciel du Belt and Braces que n’importe qui d’autre. Il aurait été de mauvais goût pour elle de les compter, sans parler de se comparer aux autres. Dans une économie du don, on donnait sans compter, parce que, sinon, cela aurait sous-entendu l’attente d’une contrepartie. Et quand on faisait quelque chose en échange d’une contrepartie, c’était un investissement, et non plus un don.
En théorie, Limpopo était d’accord. En pratique, il était aisé de tenir des comptes, et le classement si satisfaisant qu’elle ne pouvait s’en empêcher. Elle n’était pas fière de ce sentiment. Pas vraiment. Mais, ce dimanche-là, première à pénétrer au Belt and Braces, seule dans la grande salle commune, avec ses rangées de tables et de chaises alignées, et toutes ces infographies au vert, elle était fière. Elle donna quelques tapes sur le mur, d’un air possessif aussi pervers qu’inacceptable. Elle avait participé à la construction de l’établissement, fouillant les poubelles des badlands à la recherche de matériel de récupération identifié par les drones éclaireurs. C’était le projet qui l’avait poussée à devenir abandonneuse, le sujet qui avait accaparé ses pensées depuis qu’elle avait observé les terres abandonnées, posé son sac à dos, vidé ses poches de tout ce qui valait la peine d’être dérobé, entassé des sous-vêtements supplémentaires dans un sac, gravi l’escarpement du Niagara, et franchi la ligne invisible qui séparait la civilisation du no man’s land, hors du monde réel, vers le monde rêvé.
Le code-base de l’établissement émanait du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et il avait été testé beaucoup sur le terrain. On lui indiquait le genre de bâtiment que l’on désirait, le rayon maximal que l’on souhaitait fouiller pour récupérer du matériel, et il déployait ses drones pour dresser la liste de tout ce qui se trouvait à proximité, réalisant des scans multibandes, allant gratter le tréfonds de bases de données d’urbanisme et de construction pour tenter d’identifier des éléments utilisables dans ce qu’on voulait créer. Cela s’était transformé en inventaire pour guider les fouilles, et les réfugiés et les travailleurs humanitaires – et, à l’occasion, de manière scandaleuse, les jeunes esclaves issus du trafic de personnes – s’égaillaient, partant à la recherche des pièces nécessaires à l’érection des bâtiments envisagés.
Ces pièces affluaient sur les chantiers. Le bâtiment concerné les pistait et les configurait, selon un chemin critique du plan de construction constamment recalculé en fonction du niveau de compétence des ouvriers et des robots présents sur place. L’effet relevait à la fois de la magie et de l’humiliation rituelle. Quand on installait mal quelque chose, le système cherchait le moyen de contourner l’énorme bévue. Faute de quoi le système se manifestait de manière tactile avec de plus en plus d’insistance. Si on n’en tenait pas compte, il tentait de s’en prendre à d’autres sens, comme la vue, voire l’ouïe. Si l’on continuait à patauger, il commençait à prévenir les autres humains que quelque chose clochait, et leur ordonnait d’y remédier. Il y avait eu beaucoup de tests A/B à ce sujet – les résultats étaient là, dans le code-base, à l’appréciation de tous –, et la stratégie la plus efficace que les bâtiments avaient trouvée pour corriger les erreurs des humains consistait à faire comme si ces derniers n’existaient pas.
Si on plantait une poutre en acier d’une manière totalement absurde et que l’on fasse la sourde oreille aux multiples avertissements, le bâtiment prévenait quelqu’un d’autre qu’une pièce était « mal alignée » et lui demandait de s’attaquer au problème de toute urgence. Les bâtiments généraient le même type d’avertissement qu’en cas de défaillance physique. L’avertissement ne partait pas du principe qu’un être humain avait pu merder par malveillance ou incompétence. À l’origine, la théorie voulait qu’une faute sans responsable serait socialement plus élégante. Les gens avaient tendance à persister dans leurs erreurs, surtout lorsqu’ils étaient gênés devant des pairs. Les méthodes fondées sur les mises à l’index avaient démontré que les dénégations les plus farouches étaient le principal obstacle à la construction d’un bâtiment.
Ainsi, quand on foirait, quelqu’un se pointait aussitôt avec un méca, un chariot élévateur ou un tournevis pour remettre un peu d’ordre dans le foutoir. On pouvait donc faire comme si on travaillait avec le nouveau venu, comme si on faisait partie de la solution et non du problème. Cela permettait de sauver la face, et donc de s’abstenir de prétendre avec insistance qu’on faisait ce qu’il fallait et que c’étaient les instructions stupides du bâtiment – et l’univers tout entier – qui avaient tort.
La réalité était délicieusement plus singulière, comme Limpopo l’observait avec le plus grand plaisir. Il s’avérait que lorsque vous étiez envoyé quelque part pour rectifier le tir et que vous découvriez le responsable évident de la pagaille, vous pouviez aisément constater que la poutre n’était pas décalée de trois degrés à cause d’un glissement fortuit, mais parce qu’un crétin avait tout fait foirer. De surcroît, Señor Crétin était au courant que vous saviez que c’était sa faute. Mais le fait que l’on puisse lire sur l’ordre de mission « URGENT, REDRESSER POUTRE No 3 À 120° NNE », et non « URGENT, REDRESSER POUTRE No 3 À 120° NNE PARCE QU’UN CRÉTIN NE SAIT PAS SUIVRE LES INSTRUCTIONS » vous permettait à tous les deux de jouer un kabuki maniéré dans lequel vous vous exprimiez au passif, à la troisième personne : « La poutre s’est décalée », et non : « Qu’est-ce que tu as foutu avec la poutre ? »
Ce simulacre – les chercheurs le qualifiaient de « diversion sociale généralisée », mais tout le monde parlait d’effet « Comment est-ce arrivé ? » – marqua un virage crucial dans l’initiative du HCR pour la distribution d’abris. Auparavant, tout avait été géré selon la « ludification », appliquant des méthodes empruntées aux jeux compétitifs, avec des classements des installations les plus réussies et des meilleurs pillards. Des constructions d’essai avaient été perturbées par de violents affrontements et des bagarres à mains nues.