Littérature  SF

Raison d’y croire

, The Shift Project
 (2020)

Hormis l’espace réservé à la gare routière, le parking électrique de l’emporium était partout encombré de vélos, de triporteurs, de voitures familiales.
Les emporiums étaient des points d’échange automatisés, la Poste les avait imaginés et ils avaient aussitôt été copiés par les plus grandes compagnies de transport : ils fleurissaient sur tout le territoire. Les estafettes des artisans y déchargeaient les colis que chacun venait récupérer quand il le voulait. Tout le monde profitait de la recharge des batteries pour siroter à l’ombre une orangeade (ou une anisette), regarder les informations sportives et discuter des affaires du jour dans une joyeuse atmosphère de café du commerce. En été, les touristes faisaient un détour pour y déguster les fameux petits farcis de Betty dont parlaient les guides.
Même si la grosse voix de Betty lui faisait peur depuis qu’il était tout enfant, Lucas aimait bien cet endroit. C’était sa mère qui en avait fait les plans. Le café, l’auberge et le hangar de l’emporium étaient bâtis avec les mêmes poutres de bois sombre qui donnaient à l’ensemble l’air d’une hacienda.
L’auberge répondait aux principes de l’architecture modeste qui avait lancé la mode de bâtiments construits sur pilotis avec un nombre limité d’éléments normalisés. Pour deux ou trois billets, on y dormait dans un lit confortable mais la salle de bain était collective et les clients devaient retirer leur couchage au guichet. Malgré ce confort que les anciens trouvaient spartiate, les douze chambres étaient bien chauffées en hiver et toujours fraîches en été, grâce à la ventilation de l’emporium. L’auberge affichait toujours complet et Betty parlait de construire une annexe.
À la belle saison, l’emporium de Bollène employait jusqu’à cinq saisonniers en plus des deux filles de Betty. Quant à Betty, lorsqu’elle n’était pas à ses fourneaux, elle trônait dans sa guérite. Depuis ce poste d’observation, elle saluait les habitués et surveillait les allées-venues tout en profitant de l’air frais qui venait du hangar. Lorsque Lucas gara son triporteur, tous les écrans étaient branchés sur la même chaîne d’information qui transmettait les images d’une foule en liesse. Ils agitaient des drapeaux anglais et des drapeaux verts marqués d’un sablier noir. “Don’t be a prick / Save the planet” : 57% de “OUI” pour le projet du gouvernement.”
Lucas sauta sur la coursive, sortit la carte électronique de sa poche où s’affichaient les numéros des casiers.
« D’abord, les vivres. »
Les denrées périssables étaient consignées dans la section réfrigérée. Quand Lucas approcha la carte du verrou, la porte s’entrouvrit et laissa échapper un souffle glacé. Il tira par l’anse les colis qui s’y trouvaient. Ils étaient envoyés par la boucherie de Bollène et une épicerie de Pierrelatte. Le troisième était emballé de papier blanc, comme un colis pharmaceutique. Il venait d’une ferme à insectes de Montélimar et Élo l’attendait avec impatience.
« Et maintenant, le journal ! » dit Lucas en s’épongeant le front.
Il s’approcha des boîtes postales.
Dans sa guérite, Betty souriait à son écran : une jeune femme blonde y terminait son discours en plein air, peu impressionnée par les démonstrations d’affection de la foule.
Deux routiers accoudés au guichet regardaient à travers la vitre, l’un satisfait, l’autre inquiet, comme s’ils suivaient un match de foot. Le son était monté au maximum. “Le référendum est une victoire totale pour le collectif GRiiN fraîchement élu au Parlement. Miss Oleander a créé la surprise en annonçant la nationalisation immédiate de British Energy qui se trouvait jusqu’à présent aux mains de capitaux français. Sa plaisanterie sur les “grenouilles radioactives” a provoqué l’hilarité et des sifflements nourris dans le public. Elle a réaffirmé son engagement de dénucléariser les îles britanniques en moins de trois ans.”
« Moi je dis bravo ! dit le routier satisfait qui répondait au nom de Mouss. A un moment, il faut y aller à fond si on veut avoir un impact. Regarde cette foule ! »
– Mouais… répondit Tonio, l’autre routier. Ça réfléchit peu, une foule. Bientôt ils feront comme les Allemands : ils achèteront du gaz à l’Ukraine et nous, on ouvrira d’autres réacteurs.
– Tu ne gâcheras pas mon plaisir, Tonio ! pesta Betty. C’est un jour historique, ils vont les fermer ! Mouss, tournée d’anisette !
– C’est ça, ils les ferment aujourd’hui et dans dix ans, ils les rouvriront… dit Tonio en s’éloignant vers son camion. Comme les Allemands ! Allez ! Bonne journée, les amis. Et God save le jeune king ! »
Lucas savait que si son père était là, il se serait engagé dans un débat sans fin pour leur expliquer que son emporium n’existerait pas sans les centrales qui se trouvaient près du canal, mais il n’avait aucune envie de se mêler à leur conversation.
Toute son attention se portait sur le casier d’Élo.
Le cœur battant, il approcha la carte du verrou. Lucas n’avait vu de journal imprimé que dans de vieux films. La Gazette financière était un site d’information en ligne qui réservait ses quelques tirages papier aux lounges des gares et des aéroports.
La porte s’ouvrit d’un coup, le plateau s’avança mais rien ne s’y trouvait. Lucas plongea le bras au plus profond du casier pour se convaincre qu’il était vide.
« Et toi, là, petit ! cria Betty. Qu’est-ce que tu fais ? Il va me casser le plateau ! C’est pas faute de le répéter ! Ah ! Les gens n’écoutent rien… »
Betty avait abandonné son écran et lui jetait un regard plein de reproche.
« On devait recevoir quelque chose. Mais… ça n’est pas dans le casier.
– Si c’est un livre, le libraire ne passe pas avant onze heures, fit-elle d’un ton sec.
– C’est un journal. La Gazette.
– La Gazette financière ? s’exclama Mouss. Ce journal d’accapareurs qui ne voyagent qu’en avion ! Ah, Betty ! Ce référendum me donne des envies de révolution.
– Boudi ! Mais c’est le petit Lucas ! s’émerveilla Betty en portant la main à sa bouche. Comme tu as grandi ! Je t’ai pas reconnu ! Mouss ! c’est le petit-fils d’Élo !
– Élo de la ferme des abricotiers ? C’est chez elle que je vais. Je lui en prends trois tonnes pour les monter à Paris. Tu veux que je te ramène, petit ? »
Mouss pointa du doigt le camion électrique flambant neuf qui déchargeait au bout du hangar. Derrière la gaine qui enveloppait la porte arrière comme un cocon transparent, on apercevait les bras robotisés qui attrapaient les caisses par l’anse pour les attirer vers le tapis roulant. Elles disparaissaient dans les entrailles du hangar où la mécanique interne les répartissait dans les compartiments de destination.
« Non merci, répondit Lucas. Vous savez où je pourrais acheter ce journal ?
– Si les enfants lisent les journaux de banquiers, c’est la fin du monde ! soupira Mouss.
– Élo peut lire sur un écran, comme tout le monde, bougonna Betty. Ah ! Les gens…
– On veut faire la surprise à mon père… dit Lucas en baissant la tête. Il y a un article qui parle de lui…»
Élo lui avait ordonné de tenir sa langue mais c’en était trop pour Lucas. Relevant la tête avec toute la dignité de ses dix ans, comme si l’honneur de son père en dépendait: « Il a été invité en Suède pour parler de son invention !
– Il est allé en Suède ? demanda Betty qui avait retrouvé son regard suspicieux. Et en avion, certainement !
– Oui ! Il est parti hier matin. Il revient ce soir. »
Betty et le routier échangèrent un regard entendu. Décidément, certains ne voulaient pas comprendre.
« C’est pour fabriquer de l’essence dans la mer ! se justifia Lucas. Dans des poches en plastique !
– Quelle horreur ! s’offusqua Betty derrière sa vitre, comme si son intégrité et celle de son commerce étaient menacées. On n’en veut plus de l’essence, du plastique et de toute cette pollution, il ne le sait pas, ton père ? Non, vraiment, les gens ne veulent pas comprendre.
– Mais c’est de l’essence faite avec des algues !
– Ouh ! fit Mouss d’un air expert. C’est pas la première fois qu’on essaie, c’est pas demain qu’on y arrivera ! Et ton père travaille sur ça ? Je croyais qu’il était biologiste ou un truc dans le genre.
– Il est généticien ! répondit Lucas en serrant les poings.
– Il ferait mieux de reprendre la ferme de sa mère ! conclut Betty. »

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