Je suis capable de supporter la douleur sans m’effondrer. J’ai dû apprendre à le faire. Mais j’avais du mal, aujourd’hui, à suivre les autres, alors que tous ces gens qu’on croisait me rendaient littéralement malade.
Mon père me jetait un regard de temps à autre. Il me dit toujours : « Tu peux dominer ton handicap. Tu n’es pas obligée de t’y abandonner. » Il prétend, ou peut-être qu’il le pense sincèrement, que mon syndrome d’hyperempathie est quelque chose dont je peux me débarrasser à volonté. Après tout, la sensation de « partage » que je ressens n’est pas réelle. Ce n’est pas de la magie ou une perception extra-sensorielle qui me permet de partager la douleur ou le plaisir d’autres personnes. C’est purement psychique. Mon frère Keith faisait souvent semblant d’être blessé, juste pour voir si je pouvais partager sa prétendue douleur. Une fois, il a même utilisé de l’encre rouge pour faire croire que c’était du sang et me faire saigner. J’avais onze ans alors, et il est vrai que je pouvais saigner quand je voyais quelqu’un d’autre saigner. Je ne pouvais pas m’en empêcher et j’avais toujours peur que cela m’arrive devant des étrangers à la famille.
Je n’ai plus saigné avec personne depuis que j’ai eu douze ans et mes premières règles. Quel soulagement ç’a été ! J’aurais bien aimé que le reste s’en aille aussi. Keith n’a réussi à me faire saigner qu’une seule fois, et je le lui ai fait chèrement payer. Je ne me battais pas beaucoup quand j’étais petite, parce que ça me faisait trop mal. Je ressentais les coups que je donnais comme si c’était moi qui les encaissais. Aussi quand il fallait vraiment que je me batte, je cognais comme rarement des enfants le font. […] Quand j’ai décidé de flanquer une volée à Keith, je savais que Cory ou p’pa ou les deux me puniraient, c’était mon petit frère, tout de même. Aussi je l’ai frappé de façon qu’il paie ce qu’il m’avait fait mais aussi ce que mes parents me feraient.
Il s’en souvient encore.
D’autant plus que lui aussi a eu droit à une correction pour avoir risqué de rendre publique une « affaire de famille ». L’intimité et les « affaires de famille », ça compte terriblement pour p’pa. Il y a tout un tas de choses qu’on n’a pas intérêt à déballer en dehors du cercle familial. En premier lieu, il y a ma mère, mon hyperempathie, et comment les deux sont liées. Aux yeux de mon père, c’est la honte. Il est prêtre, professeur et directeur d’école. Une première épouse qui était une junkie et une fille qui en a souffert dans ses gènes, c’est une chose qu’il n’avait pas envie de rendre publique. Une chance pour moi. Je ne tiens pas non plus à ce qu’on sache que je suis quelqu’un d’aussi vulnérable, surtout dans le monde où on vit.
Je ne peux rien faire au sujet de mon hyperempathie, quoi qu’en pense ou souhaite p’pa. Je ressens ce que les autres ressentent ou que je pense qu’ils ressentent. L’hyperempathie est ce que les médecins appellent un syndrome organique d’illusion. La belle affaire. Tout ce que je sais, c’est que ça fait mal. Grâce au Paracetco, la pilule géniale, la poudre miracle, cette drogue que ma droguée de mère avait élue, jusqu’à ce que ma naissance la tue, me voilà anormale. J’ai des tas de douleurs qui ne sont pas les miennes et qui ne sont pas réelles, mais qui font aussi mal que si elles l’étaient.
Je suis censée partager le plaisir comme la douleur mais, pour ce qui est du premier, on ne peut pas dire qu’il court les rues, aujourd’hui. En tout cas, s’il y a un plaisir que j’aime partager, c’est bien celui du sexe. Je prends doublement mon pied, puisque j’éprouve les deux plaisirs : celui de mon partenaire et le mien. À la vérité, je le regrette presque, parce que coucher avec un garçon, ce n’est pas vraiment facile quand on habite dans une minuscule communauté où tout se sait et que, par-dessus le marché, on est la fille du pasteur.