Littérature  SF

L’Opéra du travail

  L'Opéra du travail
, MLI
 (2021)

21 juin 2121, Lutèce

Les corps se pressaient sur les gradins de l’Amphithéâtre de la Défense, là où se dressait autrefois la Grande Arche. Face à l’immense arc de calcaire, au loin : Lutèce et ses lumières naissantes. Dos à l’arc, quelques tours en ruines dominaient encore le plus vaste jardin comestible d’Europe.

Les enfants couraient sur les gradins et leurs toges après eux dessinaient des traînées bigarrées. Leurs cris résonnaient dans la moiteur du soir, aussitôt recouverts par les protestations des adultes. Plus que quelques minutes avant le début de l’Opéra d’Été. Rempli à craquer, le théâtre accueillait ce soir-là, comme tous les soirs de juin, plus de trente mille citoyenz de tous âges.

Trois coups retentirent, et un silence de plomb coula le long des gradins. Une immense silhouette nue, la peau couverte d’une peinture irisée et vêtue d’un haut-de-forme blanc glissa sur l’arène. Dressée sur ses échasses, la Voix des Voix entama sa harangue.

— La paix soit avec vous, citoyenz ! Voici un demi-siècle que les Voix racontent l’histoire du chez-nous qu’est Gaïa. Nous leur avons confié le soin de parler en notre nom à touz et de faire vivre nos histoires. Tous les étés, les Voix du monde entier se réunissent pour échanger leurs histoires, jouer, jouter, chanter et danser. Des histoires vivantes, qui naissent et meurent, se transfectent, se contaminent, s’entredévorent et croissent ensemble jusqu’à la fin de l’été. Ce soir, nous, les Voix de l’éternel humus, nous tisserons devant vous la mémoire vivante de Gaïa. Demain, au retour des pluies, Nous arpenterons les routes seules pour raconter de nouveaux récits nés de la symbiose entre nos histoires ensoleillées.

Les applaudissements roulèrent longuement dans le crépuscule. La Voix des Voix s’inclina poliment, puis retira son chapeau et le lança dans les gradins.

– Découvrons ensemble vers quelles contrées les Voix nous emmèneront ce soir. Comme chaque jour, elles nous raconteront l’histoire d’un mot oublié. Et c’est la main de la marmaille qui nous révélera la destination du voyage !

Sous les rires du public, plusieurs enfants se disputèrent le privilège de plonger leur main dans le merveilleux chapeau, jusqu’à ce que de la confusion émergent enfin un morceau de papier et un cri aigu :

— Travail !

— Merci bien, petite herbe ! Ainsi, nous pouvons commencer notre odyssée. Quelle voix répondra-t-elle à l’appel pour nous raconter l’histoire de ce mot-momie ?

Après quelques secondes de silence, une toge sombre s’avança dans l’arène.

— Une Voix des Modernes répond à l’appel de la petite herbe, clama la créature échalassée. Veuillez accepter notre gratitude. Nous vous confions aussi nos yeux, oreilles, et tout le reste, mais rendez-les nous à la chute !

Dissimulée dans l’ombre de sa capuche, la Voix des Modernes resta immobile un instant, puis désigna du doigt les tours auxquelles le public tournait le dos, et sa voix rauque-aiguë s’éleva dans l’air.

— Ici même, derrière ces gradins, s’étendait autrefois une grande termitière de béton où des milliers, par dizaines, de costumes gris s’éraillaient à des affaires capitales. Après l’âge de paille, où, des siècles durant, les serfs hersèrent de la rocaille, fracassés par le soleil ; après l’ère du rail, où le prolétariat tiraillé (résistance ou représailles ?) grailla d’industrie et de ferraille, le travail s’incarna ci-derrière en son dernier avatar : les anciens l’appelèrent « l’ère du digital » — un barbarisme, amiz, pour désigner, non pas l’ère du doigt, mais celle de la machine à ordonner le monde, l’ordinateur ; une ère de barbarismes où se coulait l’occident tout entier. Si vous faites silence, les enfants, vous entendrez, peut-être, l’écho des voix du passé…

L’index dressé de la Voix des Modernes disparut sous la capuche, au niveau de ses lèvres. Yeux écarquillés, les enfants tendirent l’oreille, jusqu’à ce qu’un « hum ! » rompe le silence. C’était la Voix des Voix, qui s’avançait au milieu de la scène en balançant les épaules, le torse bombé, arborant cette fois-ci une casquette de base-ball et un air très suffisant. Des murmures excités parcoururent les gradins. Elle martela alors un étrange chant-harangue :

J’prends l’lead ASAP sur l’pitch du POC en remote,
Faut qu’on soit lean, flex, en mode growth hack !
Trop d’cash burn ! Cap’ moi ce churn !
Ça part en live check le staffing :
Chief Happiness Off… what the fuck ?!
Ok ? D’ac ? What next ? Yes, kick-off :
Step un conf call targeting
Step deux brainstorm incentives
Allez les gars on performe, remember

In team spirit & ROI we trust !

Les sourcils froncés dans une grimace ridicule, la Voix des Voix laissa bruyamment tomber son micro sous les applaudissements du public. Adultes comme enfants riaient aux larmes, et la Voix des Modernes eut le plus grand mal à reprendre la parole :

Amiz ! De ce bafouillis frénétique surgit, flagrante, la logique digitale : l’ordinateur ordonne ; il promet, exige et produit de l’ordre. Il accomplit la fonction sacrée de saillie de l’abysse, et par là même se mue en dieu. Mais là où l’ordinateur voit le chaos, les rêveurz avisent le reflet de leur propre nature. L’ordre dérange le chaotique entrelacs du vivant. L’ordinateur déifié réifie tous ceux qui respirent ; Il ordonne, donc déséquilibre ; Il hiérarchise, donc dénivelle ; Il asservit le langage, cintre les désirs, achève de détisser l’étoffe du Nous. À l’ère « digitale », la synonymie entre travail et torture culmine et déraille à la fois : l’homme ne souffre plus de sarcler la terre à la sueur de son front ; son supplice consiste à servir un maître sans cœur, un dieu sans nom dans un cosmos aphone, un faisceau de pulsions sans réserve dont l’inextinguible soif le prive de tout repos : produis, extraies, accélère ! Collabore, trace ou crève… Et après toi le déluge !

Des applaudissements — plus épars , cette fois-ci — ponctuèrent le discours de la Voix des Modernes.

— Un grand merci, gente Voix ! s’exclama la Voix des Voix. Puis, hilare et s’adressant au public, elle glissa avec un clin d’oeil :

— Pfouu, toujours le mot pour rire, cette Voix des Modernes, hein ? Mais, soit dit en passant, votre Voix des Voix ne serait pas la dernière à se défenestrer si vous lui demandiez de raconter la Modernité à langueur de journée ! Une autre Voix souhaite-t-elle ajouter quelque chose ?

Une toge blanche glissa timidement au centre de la scène. Son timbre était doux et mélodieux :

— Oui, Voix des Voix. Ces tristes années virent aussi naître les Murmures, ancêtres des Voix qui vous parlent cejourd’hui. Assoiffés de soin, les Murmures rêvaient de jeux dans lesquels réparer l’étoffe du Nous, et d’un printemps des âmes où écloraient la musique intérieure de chacunz.

— Est-ce que les Murmures c’était du travail ? demanda une voix d’enfant perdue dans les gradins.

— Non, petite herbe, répondit la toge blanche. Les Murmures ne croyaient plus au travail. Iels croyaient dans l’opera, l’œuvre ! Iels chuchotaient à l’ombre de ces tours, se multipliaient sans bruit en attendant leur propre tour, se passaient des mots doux et des histoires qui n’existaient pas encore, se réunissaient pour inventer des jeux, s’écouter, rire et faire ensemble. C’est avec eux que l’Âge Moderne finit par s’éteindre pour laisser place à un nouvel Âge. Peut-être as-tu déjà appris comment nous l’appelons, petite herbe…

— L’Âge du Faire !

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