Littérature  SF

Lovey / Lovelace

  L’Espace d’un an
 (2014)

Kizzy et Jenks se trouvaient dans la soute, près de l’écoutille de la navette. Lovelace s’intéressait surtout à eux, puisqu’ils étaient les techs du vaisseau : ils auraient dû être avec elle, lui parler du Voyageur et des tâches dont elle était chargée. Elle était déjà au courant, d’accord, mais elle avait l’impression d’avoir reçu un accueil insuffisant. La réaction dont elle avait été témoin – Jenks qui s’en allait à toutes jambes, Kizzy qui fondait en larmes – n’était pas typique. Cela la déroutait. Ces gens avaient reçu une très mauvaise nouvelle. C’était la seule explication à la scène que captait la caméra de la soute : Kizzy serrait dans ses bras un Jenks secoué de sanglots incontrôlables.

Il y avait une autre personne à bord. Elle n’appartenait pas à l’équipage, mais, vu la navette et l’attitude des autres à son égard, elle était invitée. À cet instant, elle s’approchait du cœur.
« Salut, Lovelace », dit-elle d’une voix douce et assurée. Lovelace la trouva sympathique. « Je m’appelle Poivre. Je suis désolée que tu sois restée toute seule.

— Bonjour, Poivre. Merci de tes excuses, mais elles ne sont pas nécessaires. La journée est rude pour tout le monde, j’ai l’impression.
— Oui. » Poivre s’assit en tailleur près de la fosse. « Il y a trois jours, ils ont été touchés par une décharge d’arme à énergie au moment où le vaisseau allait percer. Les dégâts matériels ont été réparés, mais ta version précédente a morflé.

— Défaillances en cascade catastrophiques.
— Exactement. Kizzy et Jenks ont travaillé nuit et jour pour essayer de la rétablir. Moi, je suis de leurs amis, et je suis venue aider les autres à réparer le vaisseau pendant qu’ils travaillaient sur le cœur. Mais, au bout du compte, ils n’ont rien pu faire que tenter une réinitialisation.
— Ah. » Ça expliquait bien des choses. « Une chance sur deux, au mieux.
— Ils le savaient. Ils n’avaient plus le choix. Ils avaient tout essayé. »
Lovelace se sentit pleine de compassion pour les deux Humains dans la soute. Elle zooma sur leurs visages. Ils avaient les yeux rouges, gonflés, comme entourés d’hématomes. Les pauvres avaient passé plusieurs nuits blanches.
« Merci, dit-elle. Je sais que ce n’est pas vraiment de moi qu’ils s’occupaient, mais ça me touche beaucoup. »
Poivre sourit. « Je transmettrai.
— Je peux leur parler ? »
Lovelace le savait bien, elle pouvait parler à n’importe qui par l’entremise des vox, mais, vu le comportement des techs, elle avait préféré leur laisser faire le premier pas. Même si elle connaissait leurs noms et leurs fonctions, c’étaient des inconnus. Elle ne voulait pas risquer d’aggraver leur chagrin.
« Lovelace, il faut que je t’explique la situation. C’est compliqué, et je regrette de devoir te balancer tout ça en vrac alors que tu te réveilles tout juste. Mais ça ne rigole pas.
— Je t’écoute. »
Poivre passa la main sur son crâne chauve et soupira. « Ton installation précédente – ils l’appelaient Lovey – était proche de Jenks. Ils étaient ensemble depuis des années et se connaissaient très bien. Ils étaient tombés amoureux.
—Oh.» Lovelace était surprise. Bien que toute neuve, elle avait une idée assez claire de son fonctionnement et des tâches qu’elle allait devoir accomplir. Tomber amoureuse ne figurait pas au rang des éventualités qu’elle avait envisagées. Elle examina les références à l’amour figurant dans ses fichiers comportementaux puis se concentra sur l’homme qui pleurait dans la soute. Elle examina ensuite les fichiers concernant le chagrin. « Oh, non. Oh, le pauvre ! » Tristesse et culpabilité envahirent ses synapses.

« Il sait que je ne suis pas Lovey ? Il sait que sa personnalité était le résultat d’années d’expériences interpersonnelles non réplicables ?
— Jenks est tech info. Il connaît le principe. Mais, pour le moment, il a mal. Il vient de perdre la personne à qui il tenait le plus au monde, et le deuil plonge les Humains dans des états affreux. Il va peut-être se persuader qu’il a une chance de la retrouver. Je ne sais pas.

— Même si j’arrivais à devenir une approximation crédible, dit Lovelace d’un ton nerveux, je…
— Non, Lovelace, non ! Ce ne serait ni juste pour toi ni sain pour lui. Il va devoir subir son chagrin puis s’en remettre. Et il aura beaucoup de mal, avec ta voix dans les vox chaque jour.
— Oh. » Lovelace voyait où Poivre voulait en venir. « Tu veux me désinstaller. » Elle n’avait pas la peur fondamentale du néant que les intells organiques ressentaient, mais, après une vie de deux heures et quart – et demie, à présent –, l’idée qu’on l’éteigne la perturbait. Elle aimait être consciente. Elle avait déjà appris à jouer au flash et avait étudié la moitié de l’histoire du développement humain.
Poivre eut l’air étonnée. « Quoi ? Oh non, merde, désolée, ce n’est pas du tout mon intention. Personne ne va te désinstaller. On ne va pas te tuer sous prétexte que tu n’es pas un double de l’installation précédente. »
Lovelace repensa au vocabulaire choisi par Poivre. La personne. Tuer. « Tu me considères comme une intell, n’est-ce pas ? Tu ne me traites pas différemment d’un individu biologique.
— Naturellement. Tu as autant que moi le droit d’exister. » Poivre pencha la tête sur le côté. « Tu sais, on est un peu pareilles, toutes les deux. Je viens d’un monde où on estimait que je valais moins que les génomorphés au pouvoir. J’étais une personne de seconde catégorie, tout juste bonne à travailler et à nettoyer. Mais je suis bien davantage. Je vaux autant qu’une autre, ni plus, ni moins. Je mérite d’être ici. Et toi aussi.
— Merci, Poivre.
— Tu ne devrais pas me remercier pour ça. » Poivre se laissa couler dans la fosse pour poser une main sur le cœur. « Ce qui va suivre est assez difficile. C’est un choix. Et ça ne dépend que de toi.
— D’accord.
— Il y a quelque temps, Jenks a versé des arrhes pour un kit corporel. Destiné à Lovey. »
Le fichier de référence s’ouvrit. « C’est illégal.
— Oui. Jenks s’en moquait. Au début, en tout cas. Lovey et lui voulaient davantage. Il voulait l’emmener dans la Galaxie.
— Il devait l’aimer très fort. » Lovelace se demandait si quelqu’un éprouverait pour elle les mêmes sentiments. Ça devait être agréable.
Poivre hocha la tête. « Mais il a changé d’avis. Il m’a demandé de garder le kit, de le mettre à l’abri quelque part.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il l’aimait trop pour risquer l’arrestation. » Elle sourit. « Et parce que je lui ai fait entendre raison. Mais, là, je me flatte peut-être.
— Pourquoi voulais-tu le dissuader ?
— Créer une vie, c’est dangereux. On peut limiter les risques, mais Jenks réfléchissait avec son cœur au lieu de sa tête. Je l’adore, mais, entre nous, j’étais sûre qu’il ferait l’imbécile.
— Je vois.

— Le problème, c’est qu’à présent j’ai un kit corporel tout neuf et sur mesure planqué au fond de ma boutique, et je ne sais pas quoi en faire.
— Ça ne t’inquiète pas ?
— Ça devrait ?

— C’est illégal. »
Poivre éclata de rire. « Chérie, je me suis tirée d’embûches à côté de quoi la possession d’un kit corporel c’est un pique-nique. La loi ne m’inquiète pas. Surtout là où je vis.
— C’est où ?
— Port-Coriol. »
Lovey consulta le fichier. « Ah. Une planète neutre. Oui, j’imagine que ça te laisse un peu de marge.
— Carrément. Voici ma proposition. Je le répète, c’est toi qui vois. Pour moi, tu mérites d’exister et Jenks a besoin de ne pas croiser en permanence des souvenirs de Lovey. Il va devoir se résigner. Étant donné que je dispose d’un magnifique kit qui prend la poussière, je crois qu’on pourrait faire d’une pierre deux coups.
— Tu veux que je parte avec toi ?
— Je t’offre la possibilité de partir avec moi. L’important, c’est ton désir, pas le mien. »
Lovelace réfléchit. Elle s’était déjà habituée au vaisseau, à la façon dont sa conscience en occupait les circuits. Quel effet lui ferait un kit corporel ? Quel effet lui ferait une conscience qui résiderait, non dans un vaisseau plein de gens, mais dans une plateforme qui n’appartiendrait qu’à elle ? L’idée l’intriguait et la terrifiait. « Où irai-je après le transfert ?
— Où tu voudras. Mais je te suggère de rester avec moi. Je peux te protéger. Et, franchement, j’ai besoin d’une assistante. Je tiens une boutique de récup’. Tech d’occasion, appareils bricolés, tout ça. Je pourrais t’apprendre. Tu serais payée, bien sûr, et j’ai une chambre à te proposer. Mon partenaire et moi, on est faciles à vivre, et on aimait beaucoup ta précédente version. Tu pourrais partir à tout moment. Tu n’aurais aucune obligation à mon égard.

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