« Qu’y a-t-il mon frère ? Te voilà muet. C’est peut-être la familiarité de mes traits qui te gêne. L’impression passera vite. Maman est partie depuis longtemps. Et cette histoire, de toute façon, tu l’as déjà oubliée. Considère qu’ici, il n’y a que des fantômes. Des évaporés qui ont disparu de vos récits officiels. Toujours aucun son. Tu ne veux pas me dire ce qui t’amène ici sans invitation ni laisser-passer de votre grand ministère. Te voilà entré par la petite porte cette fois. Besoin de réponses ? Très certainement. Mais sur quoi ? Sur la véritable raison de notre première invitation dont tu es revenu bredouille ? Il paraît que tu as eu des ennuis depuis, je me trompe ? Ou alors peut-être que tu penses que nous sommes responsables de ce qui se passe sur la Zone ? Tu n’aurais pas tout à fait tort. Ou c’est encore autre chose ? Tu voulais voir ce à quoi tu as renoncé ? Notre combat sur la Lône ? Celui de nos parents avant pour cette vallée ? J’en doute. Non, tais-toi ! Tu as choisi ton camp depuis longtemps et laisse-moi te le redire ; il s’agissait bien de choisir son camp. En fait, la seule chose que tu peux trouver ici, ce sont quelques pistes pour expliquer ce qui vous arrive aujourd’hui, à vous, les bleus. Ce que tu dois savoir, c’est que cette Lône n’est pas seulement une poche de résistance. Elle a permis d’ouvrir un nouveau temps potentiel, une brèche prospective. Vous travaillez à la version officielle, nous travaillons aux autres récits. Votre Zone est morte, hermétique, figée au temps de la catastrophe. C’est l’héritage dont vous essayez d’effacer la dette. Pour nous, elle n’est pas une île, elle fait partie du territoire continu. Nous ne nous battons pas contre vous mais contre votre fiction. Oui, c’est une guerre, tu as raison. Une guerre diplomatique puisque nos émissaires respectifs discutent à intervalles réguliers mais une guerre quand même. Et nous sommes en train de gagner cette bataille. Si, si. Tu as soif ? Attends, je vais appeler quelqu’un. S’il te plaît ? Tu veux bien lui apporter quelque chose à boire ? Il est tout blanc. C’est vrai que tu as mauvaise mine. Une vraie machine à broyer, cette unité. Personne ne semble en sortir tout à fait indemne. Ah, merci ! Posez-lui là, devant. Allez, sers-toi, je t’en prie. Stop, pas plus. Goûte d’abord, c’est quelque chose que l’on prépare ici. Oui, c’est particulier. Qu’est-ce que tu me donnes là ? Vos résultats sur… ah oui, quatre marqueurs sur cinq. Effectivement cela ne laisse que peu de doutes. Si tu es là pour ça, je vais te dire ce que tu veux savoir. Pourquoi ? Tu vas comprendre. Il y a quatre ans, une déferlante verte s’est abattue sur la Zone. Tu n’étais pas encore affecté à la direction de ton unité mais tu dois en avoir entendu parler, non ? Des dizaines de bombes ensemencées tous les jours. Comme tu le sais et bien que vous n’ayez pas pu le prouver, elles étaient tirées depuis la Lône. On jouait chacun notre partition. On vous les envoyait et vous deviez minutieusement mais surtout rapidement enlever chaque boule d’argile pour éviter toute germination. Une volée à l’aube, histoire de mettre un peu la pression sur les émissaires et faire avancer les négociations pour la légalisation de notre protocole de dépollution. Cela n’a pas aidé puisque notre projet a été une nouvelle fois refusé. Et ce n’était pas grave, figure-toi ! L’objectif premier n’était pas la reforestation sauvage de la Zone que l’on savait impossible. La déferlante n’était qu’un leurre. Quoi ? Non pas maintenant. Je vous ai demandé de nous laisser un moment seuls. Fermez ce volet. J’en étais où ? Oui, la fameuse attaque de septembre 18. Une efficace diversion. Vous nous avez sous-estimés. Nous vous l’avons envoyée par un autre moyen. Cette force aveugle et invisible a eu le temps de grandir et de se développer pendant plusieurs années avant que vous la découvriez. Tu te demandes pourquoi je te raconte tout ça. Tes résultats le prouvent. Et ce n’est qu’une question de temps avant que la commission d’enquête statue sur notre responsabilité. Mais on est plutôt en position de force en ce moment. Oh que oui ! Ne dis pas le contraire. Les choses changent et avec l’apparition de nouvelles zones, on ne peut pas dire que l’opinion publique aille dans votre sens. Je m’étonne que tu sois venu jusqu’ici pour avoir la confirmation de quelque chose dont tu étais déjà certain. Parcontre, ce que je peux te dire c’est que l’expérience a dépassé ce que nous avions envisagé. C’est un peu notre Frankenstein. Alors nous sommes prêts à collaborer. Voilà le message que tu dois passer. Je sais que tu n’es pas le meilleur ambassadeur, surtout en ce moment. Mais disons que tu es le seul qui se serait risqué jusqu’ici et que tout le monde ne peut pas se réclamer d’avoir été le sauveur de la Vallée. Cela doit, malgré tout, avoir de la valeur à leurs yeux. Il est temps de rappeler à vous les évaporés. En échange de quoi ? Tu le sauras bien assez tôt.»
